Ce que l’on croit être anormal… ne l’est peut-être pas !
- Isabelle WINCENT
- 21 mars
- 10 min de lecture
Nous avons souvent tendance à catégoriser un comportement comme "normal" ou "anormal", sans vraiment nous interroger sur la signification profonde de ces termes. Mais qu'est-ce qui définit réellement la normalité ? Ce que l’on perçoit comme anormal ne l’est peut-être pas tant que cela, si l’on change de perspective.
Normal, anormal… On adore coller ses étiquettes ! Mais qui fixe vraiment les règles du jeu ?
La normalité est un concept élastique, une illusion collective qui varie selon l’époque, la culture, le regard des autres. Ce qui était jugé étrange hier est souvent célébré aujourd’hui.
Alors, faut-il vraiment s’inquiéter d’être "hors normes" ? Et si l’anormalité était une force, un souffle de liberté, une signature unique qui rend le monde bien plus riche et fascinant ?

1- La normalité
L’une des façons les plus courantes de définir la normalité repose sur la norme statistique. Selon cette approche, un comportement est considéré comme normal lorsqu’il est majoritairement partagé par une population donnée.
En revanche, s’il s’éloigne significativement de cette moyenne, il est alors perçu comme anormal. Cette vision, basée sur la fréquence, suggère que la majorité détermine la norme, ce qui peut sembler logique au premier abord.
Cependant, cette définition pose plusieurs limites. D’une part, un comportement rare n’est pas nécessairement problématique ou pathologique. Des aptitudes exceptionnelles, comme un quotient intellectuel très élevé, un remarquable talent artistique ou encore une mémoire hors du commun, sont peu fréquentes dans la population, mais elles ne sont en aucun cas des anomalies médicales ou des troubles. Elles peuvent même être perçues comme des atouts, bien que leur singularité puisse parfois être mal comprise par l’entourage ou la société.
D’autre part, ce qui est répandu n’est pas toujours synonyme de santé ou d’équilibre. Certains comportements très courants, comme l’anxiété liée au travail, la sédentarité ou la consommation excessive de caféine, touchent une grande partie de la population sans pour autant être bénéfiques. Ce n’est pas parce qu’un phénomène est largement partagé qu’il est souhaitable ou exempt de conséquences négatives.
Ainsi, s’appuyer uniquement sur la fréquence pour juger de la normalité d’un comportement est une approche limitée. Un élément rare peut être une simple variation sans conséquence négative, tout comme un élément courant peut témoigner d’un dysfonctionnement global. La normalité ne peut donc être définie uniquement par des critères statistiques, mais doit également être analysée sous l’angle de ses implications médicales, psychologiques et sociales.
2- L’anormalité
L’anormalité est une notion subjective qui dépend des normes établies par une société à un moment donné. Elle désigne tout comportement, croyance ou mode de vie qui s’écarte de ce qui est communément accepté. Pourtant, ces normes ne sont ni fixes ni universelles, elles évoluent avec le temps sous l’influence des avancées scientifiques, des transformations culturelles et des changements sociaux. Ce qui était perçu comme une déviance ou une pathologie hier peut être totalement intégré et accepté aujourd’hui.
L’histoire illustre bien l’évolution des perceptions sociétales :
Longtemps considérée comme un trouble mental, l’homosexualité était inscrite dans le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) jusqu’en 1973, date à laquelle l’American Psychiatric Association l’a retirée. L’OMS (Organisation mondiale de la santé) a suivi en la supprimant de la Classification internationale des maladies en 1990. Aujourd’hui, l’homosexualité est reconnue comme une orientation sexuelle naturelle et protégée par la loi dans de nombreux pays
La gaucherie, autrefois considérée comme un défaut à corriger, était souvent perçue comme un signe de maladresse ou même de faiblesse neurologique. Pendant de nombreuses décennies, dans plusieurs pays et systèmes éducatifs, les enfants gauchers étaient systématiquement contraints d'utiliser leur main droite pour écrire et accomplir d'autres tâches, sous prétexte que la latéralité gauche était inappropriée ou indésirable. On pensait alors qu'en forçant l'enfant à adopter la main droite, on améliorerait sa coordination et son développement intellectuel. Cependant, des recherches ultérieures ont montré que la gaucherie est simplement une variation naturelle de la latéralité, qui n'entraîne aucune déficience cognitive ni moteur. Aujourd'hui, on reconnaît que cette différence ne constitue pas un handicap, mais plutôt une expression de la diversité biologique, sans conséquence négative sur les capacités individuelles. Cette évolution de perception reflète un changement de paradigme dans la compréhension de la neurodiversité et de l'adaptation des pratiques éducatives aux besoins réels des enfants
Pendant longtemps, le yoga et la méditation étaient perçus en Occident comme des pratiques mystiques, voire sectaires, associées à des croyances ésotériques lointaines de la culture scientifique dominante. Cependant, au fil des décennies, de nombreuses études en neurosciences, en psychologie et en médecine ont révélé leurs effets bénéfiques sur la gestion du stress, l’amélioration de la concentration et la promotion d’un meilleur équilibre mental et physique. Aujourd’hui, ces disciplines sont intégrées dans de nombreux programmes de bien-être, de thérapie et même de réadaptation, ce qui témoigne d’une reconnaissance scientifique grandissante. Ce changement de perspective illustre comment des pratiques autrefois marginalisées peuvent être réévaluées et adoptées par la société, contribuant ainsi à enrichir notre approche globale de la santé et du bien-être
Dans le domaine artistique, l'impressionnisme est un exemple frappant de transformation des perceptions. Au XIX ème siècle, ce mouvement, porté par des artistes tels que Claude Monet, Pierre-Auguste Renoir, Edgar Degas, Camille Pissarro, Alfred Sisley et Berthe Morisot, fut initialement rejeté par les institutions académiques, qui critiquaient ses touches de pinceau visibles et son rejet des conventions classiques. Considéré comme inachevé et subversif, l'impressionnisme était perçu comme une déviation de l'art "réel". Pourtant, grâce à sa capacité unique à capturer l'éphémère beauté de la lumière et à exprimer la modernité de son temps, il a su renverser les critiques. Aujourd'hui, l'impressionnisme est célébré comme l'un des mouvements les plus influents de l'histoire de l'art, ayant redéfini les codes esthétiques et ouvert la voie à la modernité, illustrant parfaitement comment ce qui était autrefois jugé anormal peut devenir une norme admirée et incontournable
De la même manière, le jazz, le rock et le rap, jadis étiquetés comme des formes d'expression subversives et déviantes par l'establishment culturel, se sont imposés progressivement comme des piliers incontournables de la culture musicale mondiale. Leur passage de la marginalisation à l'acceptation illustre comment les critères de l'anormalité sont temporaires et dépendent du contexte social et historique. Ce qui est perçu comme anormal à un moment donné peut, avec l'évolution des mentalités et des pratiques, devenir une source d'innovation et d'inspiration, redéfinissant ainsi les codes et enrichissant notre patrimoine culturel
3- Quand l’anormalité devient pathologique
Être différent ne signifie pas être malade !
Tous les comportements atypiques ou originaux ne relèvent pas d’un trouble psychologique !
Ce qui permet de faire la distinction, ce n’est ni la rareté du comportement, ni son décalage avec les normes sociales, mais l’impact concret qu’il a sur la vie de la personne concernée.
Un comportement devient problématique lorsqu’il génère une souffrance importante, altère le fonctionnement quotidien ou échappe au contrôle de la personne.
C’est ce que l’on évalue à travers trois critères importants en santé mentale :
la souffrance subjective
le dysfonctionnement dans la vie quotidienne (personnelle, sociale ou professionnelle)
la perte d’autonomie ou de maîtrise
Il est essentiel de faire la différence entre une simple singularité et un véritable trouble psychique.
Quelques exemples de comportements atypiques mais non pathologiques :
Une personne qui choisit de vivre seule, sans rechercher de compagnie régulière, et qui se sent parfaitement bien ainsi, ne souffre pas d’un trouble
Son goût pour la solitude peut surprendre dans une société qui valorise les liens sociaux constants, mais tant que cette manière de vivre ne génère ni isolement subi ni mal-être, elle relève d’une préférence personnelle, non pathologique
De même, certaines personnes adoptent un rythme de vie décalé, préférant travailler la nuit et dormir durant la journée
Ce mode de fonctionnement, bien qu’à contre-courant des normes sociales, ne constitue en rien un trouble si la personne y trouve son équilibre, reste productive, et maintient une vie sociale ou professionnelle adaptée à ses choix
Un autre exemple concerne les personnes introverties ou très discrètes. Elles parlent peu, évitent les grandes interactions sociales, et peuvent parfois être perçues comme distantes
Pourtant, si elles se sentent bien ainsi, qu’elles entretiennent des relations significatives à leur manière et ne ressentent aucune détresse liée à leur tempérament, leur comportement ne relève pas d’un dysfonctionnement
Enfin, une personne qui refuse d’utiliser les réseaux sociaux ou choisit volontairement de vivre de manière très déconnectée peut apparaître comme marginale dans un monde hyperconnecté
Toutefois, si ce choix est cohérent avec ses valeurs, qu’il lui permet de préserver sa sérénité et qu’il ne provoque ni repli sur soi ni isolement social involontaire, il ne s’agit en aucun cas d’un comportement pathologique
En revanche, un comportement, même discret ou banal en apparence, peut devenir pathologique dès lors qu’il provoque une détresse significative ou empêche la personne de vivre pleinement.
Quelques exemples :
Une personne souffrant d’une phobie sociale sévère peut ressentir une angoisse extrême à l’idée d’interagir avec les autres, au point de ne plus pouvoir sortir de chez elle ou d’éviter systématiquement toute situation sociale
Dans ce cas, l’évitement devient un handicap qui limite son autonomie et sa capacité à répondre aux exigences du quotidien
Un TOC (trouble obsessionnel-compulsif) enferme la personne dans des rituels épuisants (lavages répétés, vérifications multiples)
Si ces comportements occupent plusieurs heures par jour, génèrent une forte anxiété et perturbent la vie personnelle ou professionnelle, il ne s’agit plus d’un simple besoin de contrôle, mais d’un trouble qui altère le fonctionnement quotidien
Dans le cas d’une anorexie mentale, une personne peut restreindre drastiquement son alimentation par peur de grossir, jusqu’à mettre sa santé en danger
Lorsque cette peur devient obsédante, que la perte de poids devient extrême et que l’isolement s’installe, le comportement alimentaire n’est plus un choix mais une manifestation pathologique nécessitant une prise en charge
Une dépression sévère peut entraîner un profond épuisement chez la personne atteinte, lui ôtant toute énergie et toute motivation, au point de rendre difficile, voire impossible, le simple fait de se lever, de manger ou d’aller travailler. Elle bloque toute activité, perturbe le sommeil, l’appétit, la concentration, et peut même affecter son envie de vivre
Elle ne se résume pas à un simple coup de blues ou à un passage à vide ou de tristesse. Son intensité, sa durée et son impact de cet état reflètent un déséquilibre psychique majeur, souvent invalidant
Une addiction, qu’il s’agisse de substances, de jeux ou d’écrans, ...
Elle devient un trouble lorsqu’elle échappe au contrôle de la personne, qu’elle envahit son quotidien, et qu’elle entraîne des répercussions graves sur sa santé, ses relations ou son travail, malgré la conscience de ces conséquences
Un comportement peut donc être inhabituel sans poser problème, tout comme un comportement apparemment ordinaire peut être le signe d’un trouble s’il génère une souffrance ou entrave gravement le quotidien. Le critère central en santé mentale est l’impact réel sur la qualité de vie.
Il ne s’agit pas de savoir si un comportement est conforme aux normes, mais de se demander s’il nuit à la personne dans sa vie quotidienne et dans son équilibre global.
Ce comportement empêche-t-il la personne de fonctionner normalement dans ses activités quotidiennes ?
En souffre-t-elle ?
A-t-elle le sentiment d’avoir perdu le contrôle ou sa liberté de choix ?
4 - Le malaise subjectif : Quand on se sent "anormal" sans l’être
Il arrive que certaines personnes se sentent "anormales", sans que rien, en apparence, ne justifie ce ressenti. Leur comportement ne dérange personne, elles fonctionnent comme tout le monde, et pourtant, un malaise profond persiste.
D’où vient cette impression d’être différent ou "hors norme" alors qu’objectivement, il n’y a pas de problème ?
Ce sentiment d’anormalité repose souvent sur un ressenti subjectif. C’est-à-dire sur la manière dont une personne perçoit son propre fonctionnement par rapport aux normes sociales, culturelles ou familiales.
Deux grandes causes peuvent expliquer ce malaise intérieur :
Une souffrance invisible, non perçue par les autres
Dans certains cas, une personne peut éprouver une détresse réelle, mais qui ne se voit pas de l’extérieur. Elle continue à remplir ses obligations, à interagir avec les autres comme si tout allait bien. Pourtant, en elle, quelque chose ne va pas
Exemple : une personne souffrant de dépression masquée peut sembler "normale" au quotidien. Elle travaille, parle avec ses proches, sourit même parfois. Mais à l’intérieur, elle se sent vide, fatiguée, découragée. Elle n’en parle pas ou n’arrive pas à mettre des mots sur ce qu’elle ressent
Comme son comportement ne sort pas visiblement de la norme, son entourage ne remarque rien, et elle-même peut se demander si sa souffrance est "légitime".
Ce décalage entre ce qu’elle vit et ce qu’elle montre crée une sensation d’anormalité
Une pression sociale qui pousse à douter de soi
Dans d’autres cas, une personne ne souffre pas de son propre fonctionnement, mais se sent "anormale" uniquement parce qu’elle ne correspond pas aux attentes de la société
Exemple : une personne introvertie, calme et réservée, peut très bien se sentir à l’aise dans sa manière d’être.
Mais dans une culture qui valorise l’extraversion, la sociabilité et la prise de parole, elle peut finir par croire qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez elle. Elle se compare, doute d’elle-même, et finit par ressentir un malaise. Pourtant, il ne vient pas de son tempérament, mais du regard social porté sur lui
Ce sentiment de malaise subjectif est important, car il peut affecter la confiance en soi, les relations, l’estime de soi, et donc la qualité de vie. Il mérite d’être pris en considération. Cependant, il ne signifie pas automatiquement qu’il y a un trouble psychologique.
Pour qu’on parle d’un trouble, il faut que ce mal-être empêche la personne de vivre de façon satisfaisante soit une incapacité à travailler, à entretenir des relations, à éprouver du plaisir, à se projeter dans l’avenir, ...
Il est donc essentiel de faire la différence entre :
un mal-être lié à un dysfonctionnement interne réel (comme une dépression)
et un inconfort causé par une pression extérieure, une norme sociale ou une image faussée de soi
5. Comment évaluer un comportement ?
Évaluer un comportement ne consiste pas à juger s’il est conforme à une norme sociale, mais à comprendre s’il a un impact négatif sur la personne ou sur son environnement.
Dans le champ clinique, cette évaluation s’appuie sur des critères fondamentaux, permettant de distinguer une simple différence d’un trouble psychologique.
La souffrance subjective
C’est l’un des premiers indicateurs à prendre en compte. Le comportement génère-t-il de l’angoisse, de la tristesse, de la culpabilité ou un mal-être durable ?
Le dysfonctionnement
Ce critère évalue l’impact du comportement sur le fonctionnement global de la personne.
Peut-elle maintenir un emploi, des relations sociales, gérer son quotidien, s’occuper d’elle-même ?
La perte de contrôle
Ce critère renvoie à l’incapacité de moduler ou d’interrompre un comportement malgré ses conséquences négatives. C’est le cas, par exemple, dans les addictions (jeux, substances, réseaux sociaux) où la personne sait que son comportement est nocif, mais ne parvient pas à l’arrêter. On observe également cette perte de contrôle dans certains troubles alimentaires ou troubles du comportement impulsif. Ce critère est essentiel, car il traduit une altération de la liberté intérieure de la personne
La durée
Est-ce un comportement passager ou chronique ?
La fréquence et l’intensité
Se produit-il ponctuellement ou de manière répétée et envahissante ?
Le contexte
Dans quelle culture, quel environnement familial ou professionnel ce comportement prend-il place ?
Un comportement jugé inadapté dans une société peut être valorisé dans une autre, d’où l’importance de situer l’analyse dans un cadre élargi
Pour structurer cette démarche, les cliniciens disposent de grilles d’évaluation (comme le DSM-5, les échelles d’auto-évaluation, les entretiens cliniques structurés ou semi-structurés) qui permettent de repérer la présence ou l’absence de ces critères et d’objectiver le diagnostic.
Mais au-delà des outils, une posture d’ouverture et de discernement reste indispensable.
Si un comportement ne cause ni souffrance, ni incapacité, ni perte de contrôle, il est peut-être simplement une expression de la diversité humaine… et non une pathologie.
Conclusion
En résumé, être différent ne signifie pas être anormal.
Ce n’est pas parce qu’une personne ne rentre pas dans les normes qu’elle est malade.
Arrêtons de coller des étiquettes à tout ce qui sort du cadre !